Les bourgeois de Shenzhen

Publié le par Marc Epstein, Severine Bardon - Express

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C'est ici qu'a commencé, il y a vingt-sept ans, le fabuleux boom économique du pays. Dans cette zone spéciale proche de Hongkong, les membres de la classe moyenne sont plus nombreux qu'ailleurs. Et certains, aujourd'hui, réclament la mise en œuvre de réformes politiques

 

 

Voilà quelques années, les copropriétaires d'un immeuble de Shenzhen, dans le sud de la Chine, étaient furieux contre la société chargée de la gestion de leur résidence. Ils souhaitaient installer, au pied de la tour, quelques appareils de gymnastique pour les personnes âgées. Mais l'équivalent local du syndic, une entreprise d'Etat, semblait peu pressée d'agir. Excédés, les copropriétaires encouragèrent l'un des leurs, Wu Haining, un chef d'entreprise, à se présenter aux élections locales. «Pendant longtemps, explique Wu, personne ne s'est vraiment intéressé à la démocratie. Dans notre pays, le Parti communiste dirige seul, au point qu'il se confond avec le gouvernement. Alors, à quoi bon?»

 

 

 © JSI


 

 

Mais les réformes des années 1980-1990 ont donné naissance à une catégorie inédite de citoyens: celle des propriétaires. «Désormais, poursuit Wu, plusieurs millions de Chinois possèdent leur logement. Et ils y tiennent, comme il se doit. Or les propriétaires ne disposent d'aucun canal pour exprimer leurs revendications, car les membres des assemblées populaires locales [conseils municipaux] se contentent d'appliquer les directives du gouvernement.»

 

 

En Chine, la loi autorise en principe tous les citoyens à se présenter aux élections locales. En pratique, toutefois, les sièges sont occupés par des membres du Parti, dûment approuvés. Qu'importe. En mars 2003, Wu Haining se porte candidat. Il fait imprimer des affiches, qu'il pose dans les rues de son quartier. Patron d'une usine de pièces mécaniques, il se présente aux électeurs de sa circonscription: «Je suis chaleureux et j'ai bon cœur, écrit-il dans sa profession de foi. Je ne suis pas égoïste. J'oserai penser, parler et agir en fonction de vos intérêts. Je pense que les représentants du peuple doivent dire la vérité, décider en toute indépendance. Car ils ont des responsabilités vis-à-vis des citoyens. (...) Chef d'entreprise, je suis autonome sur le plan économique et social. C'est pourquoi j'ose dire des choses vraies. Et je paie des impôts, ce qui m'autorise à revendiquer certains droits auprès des dirigeants de l'administration.»

 

 

La candidature de Wu n'aura pas eu de suite: des manœuvres de dernière minute, à l'en croire, ont permis à un rival, désigné par le Parti, de l'emporter. Mais son initiative n'est pas isolée. Et ce n'est pas un hasard, sans doute, si sa curieuse campagne électorale s'est déroulée à Shenzhen.

 

 

Une croissance annuelle moyenne de 28%

 

Située à deux pas de Hongkong, cette métropole de près de 15 millions d'habitants est, à bien des égards, «la plus ancienne des villes nouvelles» de Chine. C'est ici qu'est née, il y a vingt-sept ans, sous l'impulsion de Deng Xiaoping, la première «zone économique spéciale» du pays - un lieu où les entreprises étrangères peuvent investir, sans subir le poids de la législation en vigueur dans le reste du territoire. L'extraordinaire développement des régions côtières a eu Shenzhen pour origine, au point que l'agglomération a ensuite servi de modèle pour des dizaines d'autres. En Chine, les statistiques fiables sont rares, mais il suffit de se promener le long des larges avenues encombrées du centre-ville, à l'ombre des gratte-ciel en verre, pour constater l'incroyable boom économique de cet ancien village de pêcheurs. Depuis 1980, selon les chiffres de la municipalité, la croissance annuelle moyenne y serait de 28%! Plus que Shanghai, sans doute, partie plus tard dans la course, Shenzhen représente l'avenir de la Chine.

 

 

Un succès si phénoménal a son prix. De nombreux habitants se plaignent de la pollution. La criminalité serait plus élevée qu'ailleurs. Surtout, une large majorité de la population vit sur place dans une illégalité plus ou moins tolérée: ces migrants venus d'autres régions à la recherche d'un travail, souvent installés depuis plusieurs années, occupent des logements précaires, quand ils ne dorment pas tout bonnement dans une baraque de chantier, sans bénéficier de la moindre protection sociale (lire l'encadré).

 

 

Deng l'architecte

 

Dressée au sommet d'une colline, dans le parc du Mont Lianhua, la statue en bronze de Deng Xiaoping attire chaque jour de nombreux touristes. Haute de 6 mètres, elle représente l'ancien secrétaire général du Parti communiste chinois souriant, la démarche alerte. Les plis de son manteau, grand ouvert, semblent flotter dans le vent. Deng, pour tout dire, apparaît comme un employé qui se rend au travail, plutôt heureux de son sort. Une représentation choisie à dessein. Car le monument est dressé face aux bâtiments de l'administration municipale. Or Deng Xiaoping est, plus que tout autre, le père de Shenzhen. Dirigeant du pays de facto entre 1977 et le début des années 1990, c'est lui qui a encouragé la création des zones économiques spéciales, dont Shenzhen constitue, depuis 1980, l'une des réussites les plus spectaculaires. «Ici, explique un universitaire, nous disons parfois que Shenzhen est l'enfant de Hongkong et de Canton, les deux métropoles les plus proches. Mais notre ville a été conçue à Pékin, ajoutent les habitants. Et la semence était de Deng Xiaoping!»

 

 

Un bon marxiste ne s'y tromperait pas: le développement d'un tel sous-prolétariat urbain, alors même qu'une minorité s'enrichit à vive allure, pourrait augurer de quelques bouleversements. Mais le développement de Shenzhen a surtout permis, pour l'heure, l'émergence d'une importante classe moyenne. Au point que la cité est l'une des plus «bourgeoises» de Chine, à en croire les chiffres de l'Académie des sciences sociales. Ces nouveaux riches doivent leur fortune au secteur privé: «La plupart sont jeunes, souligne l'universitaire Liu Kaiming, directeur de l'Institut d'observation contemporaine. Beaucoup n'ont jamais fréquenté l'université et ils estiment qu'ils ne doivent pas grand-chose au gouvernement. La politique ne les intéresse pas a priori, car ils sont motivés avant tout par l'argent. Mais ils se sentent indépendants.» Ce qui constitue, en soi, une attitude politique dans un pays comme la Chine.

A Shenzhen, ces membres de la classe moyenne donnent de la voix. Certains ont fait campagne afin d'empêcher la construction d'une autoroute au cœur d'un quartier résidentiel. Un groupe a obtenu le départ des représentants de l'Etat des chambres de commerce. Et une femme s'est même offert une publicité, dans un journal de la ville, afin d'interpeller les élus de l'Assemblée populaire! Beaucoup, enfin, font part sur Internet de leur colère ou de leurs déceptions. Malgré la censure, sites et blogs permettent des échanges politiques à caractère privé.

Dans les salons de Pékin ou sur le campus de l'université de Canton, les débats sont souvent idéologiques ou abstraits. A Shenzhen, une ville plus jeune et innovante, les membres de la classe moyenne font preuve de pragmatisme. Au point qu'une association indépendante, Interhoo, se donne pour tâche principale de réfléchir à la politique municipale. Outre un rapport annuel, le groupe publie des études thématiques et organise des débats sur la Toile: quelque 6 000 personnes participeraient à ses forums.

«Depuis cinq ou six ans, les habitants de Shenzhen s'intéressent de plus près à la politique, à l'économie et à la culture, souligne Jin Cheng, ancien journaliste et cofondateur d'Interhoo. Nous transmettons des propositions à l'administration, sur des sujets aussi variés que l'urbanisme ou la lutte contre l'insécurité, et plusieurs ont déjà été adoptées. Tout cela a commencé il y a une dizaine d'années, quand les nouveaux propriétaires se sont réunis, immeuble par immeuble, et ont échangé leurs impressions sur la qualité des services publics, par exemple.» Pour la plupart des participants, c'était la première fois que des décisions étaient adoptées librement, à l'issue de scrutins où un homme égale une voix! «Et nous n'avons encore rien vu, reprend Jin Cheng. Car les syndicats de copropriétaires n'ont pas de personnalité juridique. Il leur est impossible d'intenter un procès, par exemple. Mais dans dix ans, qui sait?»

 

 

Les migrants, un sous-prolétariat oublié

 

Parmi les quelque 12 à 15 millions d'habitants de Shenzhen, plus de 10 millions sont installés de manière illégale. Migrants, ils sont venus d'autres régions de Chine à la recherche d'un emploi. Sans eux, la cité n'existerait pas: ouvriers sur les chantiers de construction, des années durant, ils sont les bâtisseurs de Shenzhen. La ville attire toujours une main-d'œuvre peu ou non qualifiée. Mais le profil typique du migrant de Shenzhen a évolué: c'est une femme, souvent, âgée de moins de 30 ans, employée dans une usine. Tous vivent sans hukou, le précieux certificat de résidence qui donne accès à une certaine protection sociale et au droit de vote.
En l'absence de hukou, surtout, il est impossible d'inscrire ses enfants dans une école publique. Des associations étrangères de défense des droits de l'homme ont dénoncé les conditions de travail des migrants dans les usines de sociétés telles que Nike ou Adidas, ainsi que chez leurs fournisseurs. Depuis lors, un Institut de l'observation contemporaine, créé à Shenzhen, veille à la mise en place de «mécanismes de négociation» dans les usines qui en font la demande. «Nous ne sommes pas un syndicat indépendant», prend soin de préciser Liu Kaiming, son directeur.

 

 

Ceux qui possèdent déjà leur logement ne sont pas les seuls à s'exprimer. Zou Tao, un grossiste spécialisé dans la vente de matériel de golf, s'est attiré l'attention du pays tout entier, l'année dernière, en appelant au boycott du marché immobilier. Son blog, NoBuyHouse [PasD'achatDeMaison], a attiré en quelques jours plus de 100 000 signatures de soutien, avant sa fermeture par les autorités. «A Shenzhen, rappelle-t-il, le prix des appartements augmente en moyenne de 30% par an. Pour une majorité d'habitants, une vie entière de salaire ne suffirait pas pour acquérir un toit! Les promoteurs spéculent à la hausse, avec l'aide d'élus locaux. Je suis bien décidé à me présenter aux élections. Et Shenzhen est l'endroit idéal pour cela. Nous sommes une zone économique spéciale. Pourquoi ne serions-nous pas une zone politique spéciale? Que Pékin teste ici des réformes en grandeur nature.»

 

 

Le projet a déjà été envisagé, à dire vrai. «Au début des années 1980, des réformistes au sein du gouvernement central ont envisagé d'instituer, à Shenzhen, le multipartisme et la séparation des pouvoirs, comme à Hongkong», explique Zhou Junmin, chercheur à l'Institut de développement de la Chine, un centre d'analyse local. «Mais, à l'époque, la priorité était de manger. Et l'ouverture économique s'imposa aux dépens du reste.» Il n'en a plus jamais été question depuis. Les manifestations pacifiques de la place Tiananmen , en 1989, suivies d'une répression sanglante, donnèrent la part belle aux conservateurs au sein du Parti.

 

 

«Tant pis si je ne vois pas la démocratie de mon vivant»

 

Li Hongguang a vécu de près la période de la tentation réformiste, voilà plus de vingt ans. Alors tout juste sortie de l'université, la jeune femme, sollicitée par la municipalité, a prôné une politique publique plus ouverte. «Hélas, dit-elle, j'ai dû me résigner au fait que la ville perde sa capacité de réforme.» Dans les années 1990, elle quitte le gouvernement et rejoint une entreprise de production de gaz.

 

 

Avec le temps, surtout, Li Hongguang a mis son expertise au service des particuliers. De simples citoyens lui demandent d'intervenir: «L'autre jour, par exemple, j'ai dû protester pour un homme qui s'est vu infliger une amende de 200 yuans [20 euros] alors que sa voiture était arrêtée à un feu rouge!» Le policier cherchait manifestement à empocher la somme. A d'autres reprises, ce sont des avocats qui pensent avoir épuisé tous les recours légaux qui s'adressent à Mme Li: «Je sais à quelle porte il faut frapper. Je connais les rouages du gouvernement de l'intérieur. Sans contacts personnels au sein de l'administration, les démarches peuvent être longues et complexes. C'est ce qui m'exaspère. Nous, les citoyens, nous manquons d'interlocuteurs au sein de l'Etat.»

 

 

N'y tenant plus, Li Hongguang a payé de sa poche l'insertion d'une publicité, le 26 mai 2005, dans le grand quotidien local. Dans son texte, elle dressait une liste de 12 problèmes liés à la ville, de la pollution de l'air au prix excessif des courses de taxi. Et demandait aux élus de l'Assemblée populaire, avec une impertinence peu courante, comment ils comptaient y remédier. «Il a fallu que j'en arrive là pour que les noms et les numéros de téléphone de nos députés soient enfin rendus publics!»

 

 

Cette femme hors du commun a la quarantaine, un regard pétillant, et les gestes précis de celle qui ne s'en laisse pas conter. Elle ne verra pas la démocratie en Chine de son vivant, annonce-t-elle. «Mais cela n'a pas d'importance. Il faut pousser. Les Chinois sont comme ça: nous ne nous plaignons pas, mais nous continuons à avancer. L'année dernière, quand je suis allée chercher ma carte d'électeur, le fonctionnaire m'a indiqué à quel candidat je devais donner ma voix. C'est une farce, quoi. Alors, j'ai préféré rendre la carte... Voilà près de cent ans que nous avons commencé à nous battre contre la société féodale. Ce sera long, naturellement, mais nous devons œuvrer, au-delà du bien-être économique, pour un système politique moderne. C'est la responsabilité de ma génération.»

LEXPRESS.fr du 08/02/2007
envoyé spécial Marc Epstein, avec Séverine Bardon

Publié dans Articles de presse

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